jeudi 26 août 2010

Très beau texte de notre ami Jean Marc GEORGEL qui nous parle de son pays et sa ville natale


Mon cher pays inexistant,

Mon cher pays inexistant, coincé entre le plus grand désert du monde et la mer la plus belle, la plus cruelle aussi, tu as accueilli les colonisations (mais les dictionnaires de l’Histoire n’aiment guère le pluriel pour ce vocable) de phéniciens et de romains et puis de berbères et d’arabes et de turcs et de français et, pour le moment, il semble que l’Histoire ait marqué un temps d’arrêt dans la mesure où le pétrole n’est pas vraiment ce que l’on espérait et que le gaz n’a d’intérêt que secondaire. Quel rapport peuvent bien avoir avec l’amour, demandes-tu, ô mon pays, toutes ces considérations de politique économique ? Quel rapport, en vérité... ! Il faudrait changer de sujet, mais à 1ui importe-t-il encore, après tant d’années, de « ma » route de Bône (qu’ « eux » appellent, aujourd’hui, « Annaba » et, franchement, à ces deux noms, je préférais Hippone, éprouvant tout au fond de moi-même comme une étrange excitation lorsque mon grand-père, à haute voix, la définissait « la cité de Saint-Augustin ! » et qu’une ville pût appartenir à un saint ne pouvait que signifier, à mes yeux, qu’il s’agissait d’une « ville sainte » et je comprenais alors pourquoi, lorsque nous nous rendions, par les beaux jours, après avoir parcouru en train les quatre-vingt-dix kilomètres de ravins, de viaducs et de plaines à blé et à vignobles – mais les vrais historiens, toujours eux, savent bien, de nos jours, que l’Algérie ne fut jamais qu’une vaste étendue de sable ocre et de cailloux – et puis quand nous montions tout en haut, par les degrés de pierre, jusqu’au porche de la basilique, je comprenais alors pourquoi le ciel et la mer, au loin, participaient de cette idée de Dieu que le pépé cultivait dans son âme en fredonnant par accès toujours le même petit passage d’un oratorio de Haendel et, là où le regard rencontrait la flèche d’un minaret qui se découpait sur l’eau trop bleue, on pouvait l’imaginer, ce Bon Dieu, devenu plus proche à cause de l’altitude, en grande et sereine conversation avec Allah et, tous Deux, confiants en une prochaine, une imminente sagesse de l’espèce humaine) de la route de Bône, disais-je, qui se faufilait entre le genêts et les prairies parcourues de ruisselets et tachetées de champignons roses, ces mêmes champignons qui, certains soirs, parfumaient l’omelette du dîner ? À qui parler encore de la neige haute jusqu’aux cuisses qui nous accueillit sur la planète, de décembre à mars, parents et frère et sœur...et du soleil qui faisait saigner du nez arabes, djerbiens, mozabites, kabyles et chaouïas (mais, pour les gense du Nord, nous étions tous « arabes ») et juifs (sémites ou non) et maltais et chrétiens et musulmans et siciliens tant il est vrai que race et terre et identité ne signifiaient plus grand’chose et que l’on s’appelait Fontana et Migliaccio et Soler et Perez et Dupont et Ritzenthaller et Calleja et Camilleri (oui, comme celui des romans policiers !), tous au champ de courses désaffecté, par « quarante à l’ombre », à traquer jusqu’à l’épuisement un ballon dégonflé ? À qui donc irais-je plus raconter des histoires de mérous sur la braise et des cabrioles sur un tas de fumier jusque dans la fosse au purin, des cantilènes de l’école coranique qui se mêlaient, sur la route de Tunis, aux effluves de la boulangerie Puglisi où l’on nous envoyait, chaque matin de vacances, acheter pour soixante-quinze francs (anciens) de « flûtes » et de fougasse ? Qui donc se rappelle encore, à part moi, ce vieux barbier fasciste repenti pour raison de survie, dans le « salon » duquel nous allions nous faire tondre, deux fois la saison, « pour le faire travailler un peu », prêchait mon grand-père (toujours lui, « vécu » et mort où il naquit) et admirer les encadrements en noir et blanc de Fausto Coppi, bien en vue, en plein effort, en pleine souffrance, et un autre de Bartali qui pédalait, souriant (mais c’était peut-être, pour lui aussi, un rictus de fatigue) ; il y avait bien d’autres coiffeurs, en ville, mais à nous – je l’ai compris plus tard, bien tard, ô mon pays : nous, nous allions chez lui, chez le « père François », parce qu’il faisait partie des vaincus – à nous, les petits, on voulait enseigner que tout le monde a le droit de se nourrir, et c’est ainsi que j’ai appris, à l’occasion d’une tonte bi-saisonnière, qu’on ne doit jamais manquer de respect aux perdants et nous l’avons bien compris, nous autres, quelques années plus tard, lorsqu’il nous a fallu passer la mer pour toujours et par force ? Vois-tu, mon cher pays inexistant, ces petites histoires mûries, vécues, jouées dans tes rues, sur tes routes, dans tes recoins, elles ne sont pas tout à fait oubliées...pas encore. Aujourd’hui, elles n’intéressent pratiquement plus personne, mais quelque vivant des « nôtres » se souvient encore des longues marches de pierre blanche bordées de cyprès, que nous gravissions en novembre, souvent à grandes enjambées folles, nous autres, les petits, parce que les morts préfèrent –nous n’avions pas de doute - le spectacle de la vie au soi-disant « respect », et puis l’on demeurait immobiles un instant, pour faire plaisir aux grands et pour graver dans l’âme, avec la complicité du vent glacial, des caractères vernis de noir lesquels, bizarrement, répétaient un nom de famille tout à fait identique au nôtre. Il est trop tard, désormais, pour tenter de se rapprocher d’un marbre délavé renfermant les restes de ceux qui enfantèrent nos géniteurs et n’eurent jamais la joie de nous voir grandir et jamais rien ne surent de leurs petits-enfants déracinés par l’Histoire. Ô, mon pays inexistant, qui pourra-t-on jamais convaincre, aujourd’hui, en vérité, qu’aucune des prières de ce temps-là, sur la tombe des ancêtres, même la plus brève, la plus distraite, la plus vague, la plus puérile, aucune n’est perdue tout à fait ? Je ne sais si tu m’aimes encore et ne suis, moi-même, plus trop sûr de t’aimer comme il se doit, ou bien – peut-être une habitude ! - de ne chérir en fait que ces quatre rondelles d’images demeurées, comme après une longue et vaine communion, dans le calice de la mémoire.

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